Le conscrit alsacien et la conscription

Conscrit, du latin « conscripto », « inscrit avec », désigne un jeune homme appelé au service militaire avec ceux nés la même année que lui et recensés sur une liste commune. La fête des conscrits initiée dès le XVIIIe siècle perdure dans certains villages, au titre de tradition.

Conscrits
Conscrits à la Streisselhochzeit de Seebach © Corinne Longhi © D’Alsace et d’ailleurs

La conscription

La conscription apparaît en 1691. Elle alimente l’armée royale française en hommes. En Haute-Alsace on les appelle des « Melissa », milices ou « Regrüde », recrues.

En 1798, la loi Jourdan impose le service militaire aux hommes de vingt à vingt-cinq ans pour alimenter le contingent éprouvé par la guerre et la Révolution. Les conquêtes napoléoniennes, coûteuses en vies humaines, imposent de recruter indistinctement valides et invalides.

Le tirage au sort est instauré en 1818. Sont exemptés de service les instituteurs, les orphelins de guerre et ceux qui ont tiré un bon numéro. Ces derniers remplacent, moyennant finances, les gens aisés qui n’ont pas eu cette chance. 

En 1872, la République française impose le service militaire obligatoire ; tout comme l’Allemagne : à cette date les Alsaciens sont devenus Allemands. Quoique ralenties, les fêtes reviennent, narguant un peu l’envahisseur. Dès 1880 les costumes, vecteurs d’outrance parfois rebelle, deviennent extravagants.

En France, à partir de 1905, le service militaire est obligatoire pour tous pendant deux ans, abolissant tirage au sort et privilège de l’exemption. Le conseil de révision au chef-lieu de canton est quant à lui maintenu. 

Le retour à l’armée française en 1919 entérine la coutume ancrée dans les villages.

Les modalités de la conscription évolueront au gré des conflits armés et selon les décisions gouvernementales. Elles s’atténueront au lendemain de la Guerre d’Algérie. La paix amoindrit le besoin de fêtes rituelles initiatiques.

En 1997, le service militaire obligatoire est aboli pour les jeunes nés après 1978, ôtant son sens initial à la conscription.


©Collection du Musée alsacien de la Ville de Strasbourg

Qui est le conscrit ?

À l’origine, au XVIIIe siècle, les conscrits sont les jeunes hommes de 20 ans appelés à servir l’armée, sans distinction de classe. 

Aujourd’hui, les conscrits sont mixtes, leur âge est celui de la majorité, 18 ans en France. `

Les « pré-conscrits » sont les futurs conscrits et les « après-conscrits » sont ceux dont le tour est passé. Ces derniers bizutent les conscrits de l’année en cours. 

Par extension, toutes les personnes, hommes et femmes, nées la même année, sont dites de la même « classe ». 

Partageant le dernier chiffre de l’année de naissance : 1926, 1936, 1946… ou des années successives, elles se rassemblent en « interclasses ».

On peut ainsi être « conscrit » avec quelqu’un dont le chiffre final de l’année de naissance correspond avec celui d’une autre décennie, par exemple : 2001, 2011, 2021…

On l’est également avec quelqu’un dont le dernier chiffre de l’âge est identique par exemple : 20 ans et 60 ans.

De jeunes conscrits à la Streisselhochzeit de Seebach © Corinne Longhi © D’Alsace et d’ailleurs

Le tirage au sort, rite de passage

Vers mars, les conscrits se présentent au tirage au sort, le « Losungstag ».

Quittant leur lieu de réunion habituel, ils se mettent en route, porte-drapeau devant, suivi du tambour-major et des musiciens. 

Au rythme d’une marche militaire, les conscrits dansent en rang, bras-dessus bras-dessous en zigzagant, en criant « Hoï ! Hoï ! Hoï ! » et en chantant : c’est le « Hupfschritt ».

Premier arrêt à la mairie où le maire les accueille avec vin d’honneur et discours incitant à la modération ; second arrêt à l’auberge pour se donner du courage, puis c’est le tirage au sort. 

Le contingent d’hommes requis est prédéfini pour chaque canton. Les numéros dépassant ce nombre dispensent du service.

Quel que soit le chiffre tiré au sort, le conscrit l’épingle à son chapeau. 

L’ivresse accompagne ce rituel de passage de l’enfance à l’âge adulte.

Le chanceux abreuvent les malchanceux et tout le monde fait ripaille : jeunes et vieux, toutes classes sociales confondues.

Les festivités assorties de bals durent jusqu’à une semaine consécutive, sans impact sur les travaux des champs réduits en cette saison…


©Musée alsacien de la Ville de Strasbourg

La révision « d’Muschterung »

Au printemps le conscrit, en tenue, en grande pompe et en carriole, se présente au chef-lieu de canton, au conseil de révision. Là, des médecins vérifient qu’il est apte au service. 

Il est réformé pour pieds plats, problèmes cardiaques, mauvaise vue ou dentition : au XIXe siècle on arrache la cartouche de poudre avec les dents.

Cet examen validant virilité et bonne santé, il ne tente l’exemption que contraint par de bonnes raisons : il risquerait d’être repoussé par les femmes et cela supposerait une invalidité professionnelle, les métiers du XIXe siècle étant essentiellement physiques.

Le conscrit déclaré apte achète aux colporteurs opportunément présents, un badge et/ou un ruban tricolore apposé(s) sur son veston indiquant : « bon pour le service » ou « bon pour les filles ». 

Cet état est célébré deux à trois jours durant, les déclarés aptes circulant d’une auberge à l’autre et dans les maisons closes.

Au final, exemptés et réformés déduits, on estime le nombre de conscrits effectivement appelés à moins de la moitié des inscrits.

La conscription a un impact direct sur la santé financière d’une famille : dès 1832, le service dure sept ans, repoussant d’autant le mariage et la disponibilité pour les travaux des champs…

Le conscrit appelé offre ses plus beaux rubans à sa fiancée ou à sa sœur qui en décorent rouet ou bas de jupon.

Un conscrit de Hoerdt lors d’une fête folklorique à Wasselone © Corinne Longhi © D’Alsace et d’ailleurs

Le comité des fêtes

Quand les conscrits d’une année partent pour le service militaire, à partir d’octobre, les conscrits de la classe suivante prennent le relais. Au plus tôt, dès après le départ de leurs aînés, au plus tard à Carnaval. 

Formant un comité des fêtes de la commune déclaré à la préfecture, ils se réunissent dans un « Stammlocal »

Les réunions suivantes, ils répètent le défilé, les danses, les sautillements, les chants, les cris, le port du drapeau, « Fahneschwinge », et de la canne du tambour-major.

Leur première action a lieu au Jour de l’An aussi appelé « Melissa-Taj » ou « Conscrits-Tag », suivie de Carnaval, Pâques, la Pentecôte et du feu de la Saint Jean. 

Passant de maison en maison, ils collectent – de gré ou de force – des dons en nature : oeufs, fromage, farine, lard, vin et eau-de-vie… ; plus rarement de l’argent. Autrefois, quand ces dons étaient revendus, ils servaient à éponger des dettes de beuverie. Aujourd’hui, ils financent des sorties entre conscrits. 

Ces jours festifs sont des répétitions grandeur nature de LA fête à venir. Les excès associés, beuveries, gauloiseries, farces, quoique craints, sont globalement tolérés.

Au comité des fêtes des conscrits incombe aussi l’organisation de la fête patronale, « Messti » dans le Bas-Rhin, « Kilbe » ou « Kilwe » dans le Haut-Rhin.


©Collection du Musée alsacien de la Ville de Strasbourg

La tenue du conscrit 

Un grand bouquet de plumes, de fleurs et de fruits artificiels, le « Strüss », s’épanouit à l’avant du chapeau du conscrit. L’arrière est parfois agrémenté de rubans, respectant un code de couleurs ou autant que de demoiselles séduites… Le chapeau le plus admirable est celui du tambour-major.

En bandoulière ou en épingle, un ruban tricolore est fixé sur sa chemise immaculée. Par-dessus il porte un gilet sombre et, sur son pantalon blanc, des guêtres en cuir noir. Parfois s’y ajoute une large ceinture de flanelle bleue. 

Sur la casquette du « Nachconscrit », il y a un bouquet de plumes de faisan. 

Le tablier brodé par une sœur ou une fiancée est orné de motifs décoratifs, de l’année de la classe et du nom de la commune. 

Aujourd’hui, les « Wonsiger », « Kleinmelissa » ou « Basamelissa » de 17 ans, pré-conscrits, défilent avec un drapeau tricolore derrière leur tambour-major dont la canne porte un balai de branchages enrubanné. Portant pantalon et tee-shirt sombres, ils défilent tête-nue avec parfois une carotte sur la poitrine. L’année suivante, devenus « post-conscrits », ils se déplacent avec leur drapeau tricolore et portent un pantalon blanc avec une chemisette bleue ou un tee-shirt blanc. Ils portent un seul nœud agrafé sur la poitrine. La canne du tambour-major est dépouillée de son balai et ornée comme celle des conscrits. Ils marchent en seconde position lors du cortège de la « Kilbe ».

Chaque classe possède un drapeau illustré et renouvelé à chaque génération. Le décor peint représente souvent un lieu emblématique de la commune. Quant à la canne du tambour-major, fabriquée par un tourneur sur bois, elle est agrémentée de clous de laiton et parfois de sculptures. À cela s’ajoutent les instruments de musique : trompette ou clairon, tambour et la voix modulée en cris et chants.


©Collection du Musée alsacien de la Ville de Strasbourg

Rite initiatique

Les fêtes de la conscription exorcisent collectivement la peur de la mort au champ de bataille et soudent une communauté sans distinction de rang social, rythmant la vie du village.

Le jour le plus symbolique des conscrits est, outre la conscription et le tirage au sort, celui du « Messti » ou de la « Kilbe », le 1er mai. 

Ce jour de débauche avant le conseil de révision s’assortit du « Kelwahammel », image symbolique de l’agneau destiné à l’abattoir. Ce bélier, aussi ivre que les conscrits, est le trophée d’une tombola destinée à renflouer les caisses des appelés. 

Quelques douceurs, « Laabkueche », des pains d’épices, les danses et plus tard les manèges complètent la tradition.

Au soir, fourbus et fiers, dès la démocratisation de la photographie, les conscrits posent devant l’objectif. Les clichés et les souvenirs de la conscription seront affichés chez soi et à l’auberge. Devant eux, on évoque les mémorables épisodes festifs révolus et les disparus.

Depuis la Guerre d’Algérie et la fin du service militaire obligatoire, la conscription a perdu son rôle initiatique.

Toutefois, elle demeure une tradition vivace dans certains villages, pour le plus grand bonheur des générations ainsi réunies et des touristes de passage.

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